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DOUZIEME COLLOQUE INTERNATIONAL DES ETUDES CREOLES (Nov 2008)





 
 
souscription


Bonnes feuilles de Vergès Père, Fils & Frères

SOMMAIRE

Introduction 7

Avant-propos 13

Chapitre premier 23
Raymond Vergès : « Le roman d’un jeune homme pauvre »

Chapitre deuxième 33
Jacques et Paul. Frères siamois ou faux jumeaux ?

Chapitre troisième 51
Francisque et/ou Croix de Lorraine ?

Chapitre quatrième 69
Qui a créé le Parti Communiste à la Réunion ?

Chapitre cinquième 79
« Qui a tué Alexis de Villeneuve ? »

Chapitre sixième 97
Du PCF au PCR : l’émergence de la dynastie Vergès.

Chapitre septième 115
Et la culture créole dans tout cela ?

Chapitre huitième 131
L’argent

Chapitre neuvième 153
« Les marrons »

Chapitre dixième 181 
Complots et attentats

Chapitre onzième 211 
« Liaisons dangereuses » ou « Petits arrangements entre amis »

Chapitre douzième 269 
En forme de conclusion

Références 289

 



INTRODUCTION

 La sagesse populaire affirme qu’on ne prête qu’aux riches. La famille Vergès paraît largement confirmer ce point de vue. Ses principaux membres, Raymond le père, Jacques et Paul ses deux fils (sans parler de Laurent et Pierre, les deux fils de Paul) ont fait l’objet de multiples rumeurs de toute nature, dont l’apparition est, il est vrai, favorisée par le caractère aventureux, voire mystérieux de certaines périodes de « leurs vies ». Personnages complexes, dans leurs attitudes comme dans leurs existences, tous trois ont suscité les attachements les plus passionnés comme les haines les plus violentes; leurs « légendes » se sont largement nourries des événements de leurs vies, comme leurs vies se sont nourries de leurs origines.

 
Les cinquante premières années de la vie de Raymond Vergès sont un véritable roman : roman social d’abord; roman d’aventures ensuite; « success story » enfin. Comment tous ces épisodes ne susciteraient-ils pas des rumeurs, surtout quand ils se déroulent en terre lointaine (La France métropolitaine pour les Réunionnais puis l’Indochine) et qu’ils présentent des épisodes dramatiques (la mort prématurée de ses deux premières épouses conduira à l’imaginer en Barbe Bleue tropical!) ou rocambolesques (l’affaire des jumeaux, vrais ou faux)? Si l’on y ajoute un certain parfum de secret (la franc-maçonnerie) et un zeste de mystère (agent secret du Parti Communiste Français à la Réunion depuis une date indéterminée ?), on comprend facilement que les langues soient allées et aillent encore bon train.

 
Ce qui fascine le plus dans cette saga Vergès tient toutefois à un aspect qui semble totalement méconnu des biographes classiques qui n’ont pas manqué pour les uns et les autres. En effet, la plupart des biographies ne concernent qu’un seul membre de la famille (Raymond, Jacques ou Paul) ou au maximum deux (Jacques et Paul). Or, l’aspect le plus original et le plus étrange consiste dans les effets d’échos qu’on note d’une génération et/ou d’une figure à l’autre, comme si certains comportements ou types de situations étaient, en quelque sorte, inscrits dans le patrimoine génétique familial.

 


AVANT-PROPOS
L’origine lointaine de ce livre se trouve, sans le moindre doute, dans le séjour de dix-huit ans que j’ai fait à la Réunion. Parti pour deux ans, en 1963, pour y faire mon service militaire, j’y étais affecté, comme enseignant, dans une université en voie de création dans la dépendance de l’Université d’Aix-Marseille. Elle sera officiellement créée en 1965 et implantée Rue de la Victoire, dans l’ancienne maternité. Signe du destin que je n’ai pas compris alors, ce bâtiment avait servi de résidence à Raymond Vergès. Il y habitait même, en 1946, au moment de l’assassinat d’Alexis de Villeneuve, qui s’est produit, cette même année, sous les fenêtres mêmes du bureau que j’ai occupé de 1972 à 1977, alors que j’étais président de l’Université.

Venu pour deux ans dans l’île, j’y ai séjourné dix-huit ans dans la mesure où j’y ai préparé ma thèse d’Etat sur le créole réunionnais. Mon travail ayant porté surtout sur les aspects lexicologiques (étude de la formation du lexique créole local), je me suis intéressé, par la force des choses, à la vie réunionnaise dans tous ses aspects, historiques et contemporains. C’est ce qui m’a conduit, au moment de mon retour en métropole, à diriger l’élaboration et la rédaction d’une Encyclopédie de la Réunion (en dix volumes), dont la parution a commencé en 1980. J’en ai rédigé moi-même une partie dont, en particulier, le premier tome, sur l’histoire de la Réunion qui devait définir, du même coup, l’esprit et le format de la collection. L’histoire réunionnaise ne m’est donc pas tout à fait étrangère et j’ai beaucoup fréquenté les Archives départementales à l’heureuse époque où les documents y étaient encore en accès direct.

J’ai signalé en commençant que cet ouvrage se veut rigoureux dans sa démarche d’enquête comme de narration. Les sources de ce livre sont donc multiples et diverses. Durant toutes ces années et après mon retour en métropole, j’ai accumulé, ici ou là, des notes et des remarques sur la famille Vergès, sans savoir exactement ce que j’allais en faire. Les sources que je mentionnerai et parfois critiquerai ci-dessous sont des ouvrages qui portent spécifiquement sur l’un ou l’autre des personnages de cette saga. Je n’examinerai pas dans le même détail les travaux généraux d’historiens « professionnels » qui seront cités dans la suite (Yvan Combeau, Prosper Eve, Hubert Gerbeau, Michel Robert, Marcel Leguen, etc.).


Chapitre premier

Raymond Vergès : « Le roman d’un jeune homme pauvre »

L’un des derniers livres de Jacques Vergès s’intitule joliment J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans (La Table ronde, 1998). Les mémoires de Raymond Vergès, son père, auraient pu, plus modestement, s’intituler, s’il les avait écrits, « J’ai plus de souvenirs que si j’avais cent ans ». Si l’on cherche une référence littéraire (ce que je m’amuserai à faire, ici ou là), on peut donner au récit de l’entrée dans la vie de R. Vergès le titre du célèbre livre d’Octave Feuillet, Le roman d’un jeune homme pauvre.

Moins agitée ou tumultueuse et moins riche en arrière-plans politiques et en zones d’ombre ou de mystère que celles de ses fils Jacques et Paul, la vie de Raymond Vergès, dans ses débuts surtout, sort néanmoins de l’ordinaire.

Comme son patronyme l’indique, la famille Vergès (à l’origine Barges) est originaire du Sud-Ouest de la France. Le premier Vergès à venir dans l’Océan Indien est Raimond Vergès, sous-lieutenant dans le Bataillon de…

Le père de Raymond tente donc l’aventure professionnelle à Tamatave (Madagascar). Elle est risquée, tant sur le plan économique que sanitaire. La mère de R. Vergès y trouve la mort et le père doit renvoyer son fils âgé de cinq ans à sa mère Hermelinde et à sa sœur Marie, qui vivent, à la Réunion, non loin de Saint-Denis, dans les « hauts » de Saint-François. L’équipée malgache tournera encore plus mal dans la suite, comme on pouvait le prévoir; le malheureux pharmacien, de retour à Saint-Denis se retrouvera en 1900, faute de mieux, commis aux écritures à la prison de Saint Denis.

A onze ans, en 1893, R. Vergès entre, comme interne boursier, au Petit Lycée, avec sur la tête, comme tout le monde, le casque colonial, sans lequel, chacun savait bien alors, on ne pouvait espérer résister au soleil tropical!

Le casque colonial

Cet objet, devenu le symbole dérisoire et ridicule de la colonisation elle-même, fut pourtant une coiffure des plus communes; elle est encore d’un usage totalement généralisé, pour ne pas dire obligatoire, dans la première moitié du XXe siècle. Tous ceux qui avaient les moyens d’en acquérir un le portaient, adultes et enfants. Il y a, dans le livre de T. Jean-Pierre, une photo très amusante d’une manifestation qui, à en juger par le fragment de banderole visible à l’arrière-plan (« UNION, DEPARTEMENT FRAN »), doit dater des environs de 1945-46. Au centre, les deux députés (ou futurs députés, selon la date exacte de la photo) à l’Assemblée constituante, Raymond Vergès et Léon de Lépervanche; Raymond Vergès est encadré par ses deux fils Jacques et Paul. Les deux enfants ont sur la tête leur casque colonial; les deux hommes politiques se sont découverts, mais ils ont l’un et l’autre le casque à la main.

L’étrange Monsieur Jacques Vergès…

Avoir deux dates de naissance est une particularité bien plus rare que les autres. Pascale Nivelle qui, dans Libération (30/10/02), résume en douze dates la vie de Jacques Vergès, doit en consacrer deux à sa naissance, l’une et l’autre pourvue d’un point d’interrogation : « 20 avril 1924 ( ?) Naissance à Savanna-khet (actuel Laos). 5 mars 1925. Naissance à Ubon (actuelle Thaïlande) ». Paul Vergès qui figure dans le Who’s who (on ne sera pas étonné d’apprendre que Jacques se refuse à l’y rejoindre!) indique, lui, qu’il est né à Oubone (Siam) le 5 mars 1925. Pour des jumeaux, la discordance de date et de lieu est troublante. Toutefois, elle est plus curieuse que nouvelle.

Gazet perkal

Bernard Violet, biographe non autorisé de J. Vergès et même attaqué en justice par lui (en vain d’ailleurs), se flatte d’avoir révélé au monde que les frères Vergès n’étaient pas jumeaux. Ce serait là, écrit-il, « le grand secret de Jacques Vergès » (2000 : 38). Si secret il y a, c’est un secret de polichinelle  et si Violet l’a révélé au monde, en tout cas, il ne l’a pas dévoilé à la plupart des Réunionnais.

La rumeur publique locale signalait depuis longtemps que Paul et Jacques Vergès n’étaient pas réellement jumeaux. Le fait était relaté comme anecdotique. B. Violet reconnaît d’ailleurs l’existence de ce bruit, mais en passant (« une rumeur circulant à la Réunion » 2000 : 40). Il est logique de sa part de minorer ce détail, puisqu’il se flatte d’avoir découvert « le grand secret » des Vergès !

Pour les Réunionnais, l’Indochine, où les enfants étaient nés, était une contrée étrange, lointaine et quelque peu sauvage où l’état civil existait sans doute à peine; on racontai


Chapitre deuxième

Jacques et Paul. Frères siamois ou faux jumeaux ?

Jacques Vergès est un homme qu’on ne prend pas au dépourvu! Il n’est pas prudent, il est la prudence! Il a (ou a eu) tout en double. Des prénoms et noms différents, deux nationalités et, ce qui est bien plus rare encore, deux dates de naissance.

Pour les prénoms et les noms, il en a plusieurs au départ, ce qui est banal, mais il en aura d’autres, successifs et non pas simultanément portés sur les documents d’état civil. Déclaré à sa naissance (ou plutôt un peu plus tard comme on le verra dans la suite), sous les prénoms de Jacques, Camille, Raymond, il deviendra un moment Mansour. Cette dénomination, d’abord nom de guerre (en arabe « le vainqueur ») sera officialisée lors de sa conversion et son mariage (islamiques) ; il deviendra ensuite Dimitile (nom de plume) ou Gabriel. Il s’est converti à l’islam (en 1963 lors de son mariage) et, né français, il a pris alors la nationalité algérienne, sans pour autant renoncer, semble-t-il, à être français puisqu’il a retrouvé cette nationalité dans la suite.


Chapitre troisième

Francisque et/ou Croix de Lorraine ?

Mon propos dans ce livre n’est pas de faire l’histoire de la vie de Raymond Vergès, C. Lauvernier l’a fait d’une façon somme toute satisfaisante, même si l’on peut discuter l’éclairage qu’elle donne à certains moments de la vie du personnage. Mon but est davantage de raconter (et à bien des aspects de reconstituer car elle n’est pas toujours évidente, loin de là) l’histoire de la famille Vergès, à la fois dans ses relations avec le milieu où elle se déroule (pour une bonne part, la Réunion), mais aussi et surtout dans les échos qui y retentissent et dans les homologies ou les contradictions qui la structurent. De ce fait, si, à travers trois générations, la démarche chronologique est inévitablement présente, elle ne sera pas la seule approche et on trouvera, dans ce livre, bien des chapitres où seront réunis des éléments qui concernent à la fois plusieurs générations de Vergès.

C’est le cas de la période 1940-1942 qui est l’une des plus discutées. C. Lauvernier la traite de façon un peu confuse; elle s’y trouve manifestement gênée et revient sur cette période à diverses reprises dans le cours de son livre.


Chapitre quatrième

Qui a créé le Parti Communiste à la Réunion ?

Ce chapitre est, en quelque sorte, une forme de réponse à des interrogations formulées dans le précédent.

Comment le Parti Communiste Français qui, après la guerre, faisant bon marché de l’épisode du pacte germano-soviétique et de ses réticences initiales à l’égard de la France Libre et de Londres, fonde sa popularité sur la résistance au régime de Vichy et à l’occupation allemande (le slogan discuté des « 75.000 fusillés »), peut-il, à la Réunion, avoir pour interlocuteur et correspondant Raymond Vergès, dont le rôle, en 1940-1942, ne peut en aucun cas être regardé comme celui d’un opposant à Vichy? Si l’on s’en tient strictement à la chronologie et aux faits historiques avérés, à la question posée dans le titre de ce chapitre, on doit répondre Léon de Lépervanche. Cependant, le couple Vergès-Lépervanche intrigue quelque peu et les faits ultérieurs ne vont pas dans le sens d’une telle réponse.

Les faits et la chronologie : L. de Lépervanche, né en 1907 (il a 25 ans de moins que R. Vergès!), est issu d’une famille modeste qui a connu des déboires….


Chapitre cinquième

Mais qui a donc tué Alexis de Villeneuve ?

Le titre de ce chapitre est presque celui du livre d’Eugène Rousse, sans doute inspiré par le PCR et publié, en 2000, aux éditions « Les deux mondes » à la Réunion. Cet ouvrage, dont le sous-titre « Le verdict controversé de la cour d’assises de Lyon » est un peu étrange dans la mesure où la loi française interdit de discuter une décision de justice ; il est l’oeuvre d’un auteur qu’on présente comme l’« historien professionnel » du PCR, mais qui est, en fait, un PEGC de sciences en retraite, qui a déjà souvent mis sa plume féconde au service de son parti, en particulier avec Combat des Réunionnais pour l’autonomie.

Le texte lui-même est d’étendue modeste; une petite soixantaine de pages à laquelle, pour que le livre atteigne une taille raisonnable, s’ajoutent divers documents, plaidoiries ou textes, dont le lien avec l’affaire elle-même n’est pas toujours évident. Comme on le verra, il n’apporte rien de très nouveau. Il s’agit, de toute évidence, d’un ouvrage de commande destiné à faire pièce aux attaques dont fait régulièrement l’objet Paul Vergès, en particulier lors des anniversaires de l’assassinat d’Alexis de Villeneuve.



Chapitre sixième

Du PCF au PCR : l’émergence de la dynastie Vergès.

On a vu, dans le chapitre quatrième (« Qui a créé le parti communiste à la Réunion ? ») que, paradoxalement ou logiquement (selon l’analyse qu’on développe), le pionnier de la diffusion des idées communistes à la Réunion, L. de Lépervanche, est absent des manifestations qui, en 1947, marquent l’implantation officielle du Parti Communiste Français à la Réunion.

Lépervanche et Vergès, battus aux élections de juin 1946 (après l’assassinat d’A. de Villeneuve), retrouvent leurs sièges de députés dès les législatives de novembre 1946. Toutefois, la crise s’installe de plus en plus entre eux. Elle se signale surtout, on l’a vu, par l’absence de Lépervanche aux manifestations de la première conférence fédérale du Parti Communiste Français à la Réunion (cf. chapitre quatrième et P. Eve, 1987 : 1022). La rupture devient publique et elle gagne l’ensemble du mouvement communiste. Lépervanche démissionne (provisoirement) du groupe parlementaire communiste et la majorité communiste au Conseil Général se partage entre ses deux députés.

[….]

Comme le dit P. Eve en commentant les élections de 1951 où le parti communiste a perdu l’un de ses deux députés, « La défection des fonctionnaires [dans son électorat] est lourde de conséquences » (1987 : 1190). L’analyse de la section coloniale du PCF à Paris est la même que celle de P. Vergès. Il faut susciter des luttes sociales en se recentrant sur les travailleurs, alors qu’on a privilégié longtemps les fonctionnaires. En la circonstance, le problème économique et social majeur est celui de l’agro-industrie sucrière qui s’incarne, en particulier, dans la question des planteurs de cannes à sucre.

La Réunion : une société de plantation ?

Depuis les analyses des anthropologues et économistes américains (dont le plus connu est Sydney Mintz), on a pris l’habitude de parler, à propos des territoires voués à l’agro-industrie sucrière, de « sociétés de plantation ». Dans le cas réunionnais, les termes « plantation » ou « planteur » risquent de faire confusion, comme d’autres termes créoles qui, quoique issus de mots français, ont localement des sens différents de ceux qu’ils avaient dans la langue d’origine.

Le cas le plus évident est présenté par « zabitan » (< habitant) qui désigne un cultivateur, comme « bitasyon » (< habitation) qualifiait, initialement, une exploitation rurale et peut désigner, aujourd’hui, tout terrain cultivé, quelles que soient son étendue et la culture qu’on y pratique (« travay bitasyon » ou « travay labitasyon » = travail agricole; »  « i fo ni sava travay bitasyon » = il nous faut aller travailler aux champs).

A l’époque où se situent les faits évoqués, les grands propriétaires (« gro blan ») mettent souvent en valeur leurs terres par le système du colonat partiaire, alors que, dans d’autres zones de l’île, la petite propriété est plus répandue. Le colon (« kolon ») se voit attribuer une surface à cultiver (pas forcément les meilleures terres, ni les plus faciles à mettre en culture !. Il doit payer le propriétaire en lui donnant un pourcentage de la récolte. Ce peut être le tiers, dans le système le plus ancien, d’où la désignation du propriétaire comme le « bézèr d tyèr » (= « le voleur de tiers »), avec dans l’emploi du verbe « bézé » l’idée d’un prélèvement excessif et injuste).


Chapitre septième

Et la culture créole dans tout cela ?

Le virage politique à 180 degrés opéré en 1959 par l’ex-Fédération réunionnaise du Parti Communiste Français s’inscrivait, de toute évidence, dans le sillage du changement, exactement identique, opéré, quatorze mois plus tôt, par Aimé Césaire, avec la création du Parti Communiste Martiniquais. On trouve dans l’histoire des DOM français bien d’autres exemples de ce « suivisme » qui, longtemps, a conduit certains Réunionnais, dans la mouvance de gauche surtout, à marcher sur les brisées des intellectuels foyalais (petite plaisanterie au passage, mais « Foyalais » est le nom des habitants de Fort-de-France, chef-lieu de la Martinique!).

Les exemples ne manquent pas, depuis la Convention de Morne Rouge (août 1971) ou la création du GREC réunionnais (succédané du Groupe d’Etudes et de Recherches de la Créolophonie, le GEREC martiniquais) jusqu’au micro-pseudo-parti NDK de Mickaël Crochet, la voix réunionnaise de son maître R. Confiant, en passant par la littérature où l’on a trop vu de laborieux épigones de Patrick Chamoiseau (il y en a aussi en Martinique il est vrai !). Quoique ces derniers exemples semblent le démentir, la présente décennie a vu s’affirmer enfin, une voix/voie réunionnaise, désormais spécifique et, en tout cas, sourde aux sirènes des Antilles.

[…]
En fait, un examen objectif des faits conduit à conclure que l’identité et/ou la culture réunionnaises ont été, le plus souvent et pour la plupart des dirigeants du PCR (B. Gamaleya excepté), un instrument d’action et de lutte politiques, dont on use en cas de besoin et qu’on remise ensuite au magasin des accessoires. Témoignages a été longtemps un journal où, dans les années 60 et 70, en dehors des écrits de Gamaleya lui-même, on ne trouvait guère de textes en créole et moins encore de références à la « créolité ».

Le cas du maloya

On peut prendre pour illustrer ce point un exemple tout à fait significatif qui est celui du « maloya », forme d’expression musicale populaire réunionnaise, avec laquelle le PCR a entretenu des rapports, à la fois sporadiques et complexes, qui illustrent tout à fait son attitude vis-à-vis de la culture réunionnaise dans son ensemble, très ambiguë jusqu’à une date récente (et en tout cas, dans les années 60 et 70).

Mizik lontan = musiques d’autrefois : « séga ek maloya ».

Il est d’autant plus nécessaire d’être, sur ces questions, précis et rigoureux qu’un tour rapide dans la Toile m’a montré que les innombrables sites musicaux qui évoquent le « séga » et le « maloya » disent à peu près n’importe quoi, avec le plus souvent, des affirmations aussi fausses que péremptoires.

L’origine même de ces deux termes est inconnue, mais leurs histoires sont très différentes, quoiqu'ils viennent sans doute, l’un et l’autre, de l’Afrique.

«Séga » est ancien; la première attestation du mot, sous la forme « tschiega », est relevée à l’Ile de France en 1770 (cf. R. Chaudenson, 1974 : 1069); la forme du terme est confirmée, dans la même colonie, en 1817 : « chéga ou plutôt tchéga »

[Toujours à propos du maloya]

« Il [Laurent Vergès] adorait la musique, et a beaucoup fait pour la renaissance du maloya, longtemps occulté et interdit [on voit reparaître le thème]. » (2000 : 238).

Si l’on prend en compte que Laurent Vergès est né en 1955 et qu’on admet qu’il commence à jouer un rôle effectif dans le PCR vers 1982-1983, cela place à une date bien tardive la renaissance du maloya qu’on vient pourtant de voir fixée à 1959, vingt-cinq ans auparavant ! Il faudrait savoir !

On pourrait multiplier les exemples et il y aurait sans doute un petit mais intéressant travail de recherche à faire sur le traitement de la question de la langue et de la culture créoles dans le quotidien communiste Témoignages entre 1958 et 1981. Contrairement à ce que beaucoup pensent et à ce que certains donnent à croire, ce qui a commencé à faire changer les choses, sur ce plan, à la Réunion est bien plus, en France même, la victoire de la Gauche en 1981 que la naissance d’un PCR favorable à l’autonomie à la Réunion, en 1959.

La question de la langue créole.

Cette question illustre tout à fait le point précédent, qui ne doit pas être entendu comme une mise en cause du seul PCR de P. Vergès, même si, dans les faits, on a vu que le PCR s’est montré souvent relativement peu intéressé par les questions culturelles, hors des circonstances où elles lui étaient directement utiles au plan politique.

Dès 1981, RFO-Réunion, la station de radio locale (qui, à cette époque, a encore le total monopole de l’audiovisuel), organise, à une heure de grande écoute, un débat contradictoire sur le créole et, en particulier sur le créole à l’école. L’importance de ce point est illustrée par la présence, sur le plateau, du Vice-Recteur Boyer aux côtés de Jean-Philippe Roussy, Directeur de RFO, qui dirige le débat. Tous les partis politiques sont invités à s’exprimer (y compris bien entendu le PCR dont le porte-parole est, en l’occurrence, Elie Hoarau). Dans le débat lui-même, six protagonistes autour de la table, trois à gauche de l’écran qui sont les « partisans » du créole (Michel Carayol, Président de l’Université de la Réunion, Ginette Ramassamy et Alain Armand), trois à droite, qui sont censés en être les adversaires : Serge Ycard, Albert Ramassamy et Serge Payet. Tout le débat a lieu en français; seul A. Armand parle, un court moment, en créole, tandis que les deux représentants de la mouvance PCR (E. Hoarau et G. Ramassamy) ne s’expriment qu’en français.


Chapitre neuvième

Le « marronnage »

Il y a là une constante pour les figures majeures de la famille et le seul à y échapper est Raymond Vergès lui-même qui n’a jamais disparu de façon prolongée. Je suis toutefois tenté, pour la beauté de la chose, d’assimiler au marronnage un épisode mystérieux de son séjour siamois.

En effet, dans son rapport qui a déjà été évoqué, le Docteur Francière, évoque « une tournée faite en 1927 dans la partie méridionale de la circonscription consulaire d’Oubone, tournée qui n’aurait pas été faite » (cité in B. Violet, 2000 : 272). Le Docteur Francière en 1929, comme C. Lauvernier (1994), qui se réfère sans doute à ce même texte, montre que le rapport fait à son retour par le consul R. Vergès ne rend pas compte de la réalité, (tant pour les modes de transport ou la distance parcourue que pour les lieux visités); le voyage qu’il décrit ne peut donc être celui qu’il a réellement accompli (Lauvernier, 1994 : 165-166).

Qu’a donc fait R. Vergès durant cette absence et où est-il allé? La seule chose qu’on sache de façon sûre est qu’il n’a pas fait le périple qu’il prétend avoir accompli !


Gazet perkal

Pendant toute la durée du marronnage de Paul Vergès, chacun y va de son hypothèse sur le lieu où se cache le fugitif. En effet, nul ne croit qu’il soit activement et surtout sérieusement recherché.

Le tiercé le plus courant est, dans le désordre : à la Préfecture (ou un lieu équivalent); à l’Evêché (idée plus étrange car l’Evêque de l’époque ne se classe guère dans la catégorie de ceux qu’on définit alors comme des « poissons rouges dans l’eau bénite »); chez le Président du Conseil Général, Roger Payet ou chez l’un de ses proches car, comme on le verra dans un autre chapitre, il y a des relations, un peu étonnantes mais étroites, entre les familles Vergès et Payet-Lagourgue.

On note que, dans son récit de vie clandestine, P. Vergès déclare avoir fait appel, pour être hébergé, à « un vieux copain qui était un adversaire politique. Il a immédiatement accepté de me recevoir chez lui et a personnellement veillé à ce que je ne sois pas inquiété durant mon séjour dans sa maison » (2000 : 173-174). L’indication, si vague qu’elle soit, est intéressante car très rares sont les personnes qui, à la Réunion, étaient alors en position de faire en sorte que le fugitif « ne soit pas inquiété » !). Cette dernière idée est la plus répandue et cela d’autant qu’elle n’est pas en totale contradiction avec la première hypothèse.

En tout état de cause, la plupart des protagonistes probables étant morts ou bien vieux, on voit assez mal pourquoi, quarante ans plus tard, Paul Vergès fait encore tant de mystère, sauf peut-être pour ménager la mémoire d’un ami tout en laissant à son marronnage une couleur romanesque.

Où était donc caché Paul Vergès ?

Dans le livre de T. Jean-Pierre, Paul Vergès répond d’autant moins à cette question qu’elle ne lui est même pas posée.

Le marronnage de Jacques Vergès.

Le marronnage tient une place inattendue dans la mythologie personnelle de Jacques Vergès qui l’aborde parfois de façon tout à fait inopinée. C’est ainsi le cas dans La justice est un jeu où le thème arrive sans crier gare, avec un préambule tout aussi insolite : « Il y a entre la Justice venue du froid et le peuple réunionnais en effet un contentieux aussi vieux que l’histoire de l’île » (1992 : 61).


En fait, l’histoire démographique de l’île, que J. Vergès ne connaît pas très bien, de toute évidence, montre qu’au début du XVIIIe siècle, le peuple réunionnais est encore, pour une bonne part, venu du froid, puisque les Blancs y sont plus nombreux que les Noirs ! Suivent, sous la plume de l’avocat, des extraits commentés du Code Noir, qui n’ont rien de très nouveau et qui s’achèvent sur un hymne au mythe du marronnage :

« Qui s’étonnera que les grands mythes à la Réunion soient les mythes de la révolte. A partir du moment où la loi est inhumaine, le juge devient un criminel et le révolté un héros.

Il suffit de lever les yeux sur la montagne pour les voir tous, les grands marrons veillant sur l’île : Dimitile à Maffate [sic ; en fait Mafate], Semitane à Cilaos, la Verdure au Bras de la Plaine, Enchaing et Cimendef sur leurs pitons.

Leur culte ne date pas d’aujourd’hui. Il a ses lettres de noblesse, consacré par les poètes; de Parny qui mettait en garde les hommes libres

Méfiez-vous des Blancs [,] habitants du rivage

à Leconte de Lisle, inscrit au barreau de Saint-Denis, qui entendra toute sa vie les cris des esclaves sous la torture. » (1992 : 68-69).

Au risque de passer pour un mauvais esprit, je me sens contraint, pour rétablir la vérité des faits, de livrer à propos d’un tel texte quelques remarques et mises au point.

Passons sur les noms de fantaisie dont J. Vergès n’est pas toujours sûr puisque, dans le livre de T. Jean-Pierre, à propos du premier, nommé ici « Dimitile » (nom dont il a fait un moment l’un de ses pseudonymes), il le baptise « Domitille [sic], en souvenir d’un sommet de la Réunion » (2000 : 157).

On a vu déjà que ce mythe du marronnage, répandu aujourd’hui, n’a nullement l’ancienneté que lui suppose J. Vergès. Le plus drôle est qu’il en appelle ici, pour finir, à la grande gloire réunionnaise, Leconte de Lisle. Si ce dernier avait commencé des études de droit, à ma connaissance, il ne fut jamais avocat et je vois donc mal comment il aurait pu être « inscrit au barreau de Saint-Denis ». Passons ! Si le poète applaudit en 1848 à l’abolition de l’esclavage, qu’il n’a guère connu puisque, somme toute, il n’a que peu vécu à la Réunion hors de sa petite enfance, on ne doit pas oublier l’épitaphe qu’il composa pour Lacaussade, en suggérant de la graver sur sa tombe : « Il est là – Bamboula – Tralala ! ». Elle ne témoigne pas d’une très grande sympathie pour la population de couleur !



Chapitre dixième

Complots et attentats

Le lecteur aura déjà depuis longtemps compris, mais peut-être n’est-il pas mauvais de le redire, que ce qui me paraît intéressant dans cette saga Vergès tient moins aux événements mêmes de la vie des divers protagonistes, sur trois générations, qu’aux échos ou correspondances qui s’établissent entre des moments éloignés, dans l’espace ou dans le temps, entre ces vies, comme si cette famille était vouée de façon spécifique à des faits ou à des situations, somme toute, peu courants. Machinations, complots et attentats, qui ne constituent pas, loin de là, des faits de la vie courante pour la plupart d’entre nous, se rencontrent, en revanche, avec une fréquence particulière chez les Vergès.

On peut difficilement admettre que telle ou telle famille puisse être génétiquement prédisposée à faire l’objet de machinations; or, dans le cas qui nous occupe, non seulement, cette constante se retrouve dans la vie du grand-père, des fils et d’un petit-fils, mais il semble même qu’on observe une forme d’accélération de la fréquence de tels événements. Ce dernier terme est quelque peu impropre, car il s’agit, le plus souvent, moins de faits en eux-mêmes que de modes d’explications qu’on en propose. Cette remarque conduit à former l’hypothèse qu’en la circonstance, il s’agit peut-être bien moins d’une prédisposition génétique familiale à de telles circonstances que de la transmission culturelle du recours, systématique à de telles justifications, substituts commodes pour d’autres qui seraient moins flatteuses ou plus gênantes.


Chapitre onzième

« Les liaisons dangereuses » et/ou « Petits arrangements entre amis »

Un des traits de la saga Vergès tient à des amitiés étranges qui se sont nouées entre les figures majeures de cette famille (Raymond, Paul et Jacques) et des personnages, dont tout semblait pourtant devoir les séparer. Je n’ai pas osé qualifier ces amitiés de « particulières » (il était tentant de reprendre le titre d’un livre connu), car elles n’ont nullement la connotation qui s’attache à celles qu’évoqua jadis R. Peyrefitte (dans la famille Vergès, on est résolument hétérosexuel). Il n’empêche que, comme on le verra, elles ne peuvent qu’étonner (au sens étymologique souvent ), même si, pour plusieurs d’entre elles, on peut éclairer et parfois même comprendre les conditions de leur naissance.

[….]

Le communiste et les « sucriers ».

Ce n’est pas là le titre d’une fable inédite d’un La Fontaine social créole, mais, comme on va le voir, le constat d’amitiés étonnantes. Curieusement en effet, si R. Vergès se brouille de façon définitive avec plusieurs de ses amis francs-maçons et ou « ligueurs » (membres de la Ligue des droits de l’homme dans le vocabulaire politique local de l’époque) qui partagent pourtant largement ses idées sociales, il garde des relations amicales avec d’autres « frères » dont tout semble, au contraire, le séparer.

En effet, on trouve aussi, de façon plus inattendue, dans la loge l’Amitié, des membres éminents de l’agro-industrie sucrière comme Léonus Bénard et Roger Payet, qui sont des figures marquantes de la droite réunionnaise, le premier avant la Seconde Guerre mondiale, le second après. Ces personnages méritent attention du fait de leur appartenance à la franc-maçonnerie, mais aussi et surtout en raison de leurs relations particulières avec R. Vergès dont ils sont les contemporains et les amis.

Pour Léonus Bénard, la chose est établie sans le moindre doute. Né en 1882 comme R. Vergès, il est, dès les années 20, à la tête d’un puissant groupe sucrier (usines du Gol et de Casernes). De 1929 à 1931, il préside le Conseil Général, où il a été élu dès 1919 (à Saint-Louis). Devenu sénateur en 1928 et régulièrement réélu, il ne prend pas part au vote qui, en 1940, instaure le gouvernement de Vichy.

Interrogé par P. Eve, le docteur Paul Arnauld, fondateur à la Réunion du Parti Ouvrier et Paysan, définit ainsi L. Bénard : « Léonus Bénard était le maître de la Réunion. Il fallait s’adresser à son cabinet pour toutes les plaintes, pour toutes les affaires. » (1987 : 1316). On ne peut sans doute suivre dans tous ses propos le docteur Arnauld (engagé dans la LVF [Légion des Volontaires Français] pendant la guerre !), mais il affirme que Léonus Bénard finançait secrètement les premiers mouvements ouvriers et syndicaux réunionnais, dont le syndicat des cheminots animé par L. de Lépervanche; il déclare ainsi « L. de Lépervanche, petit employé de chemin de fer, n’avait pas d’argent pour faire fonctionner le syndicat du CFR. C’est Léonus Bénard qui était le bailleur de fonds. » (1987 : 1316).

Rien ne fonde naturellement de telles accusations qu’il faut regarder avec les plus grandes réserves. Il n’empêche que la nature des relations entre Léonus Bénard et Raymond Vergès étonne et que cette amitié a pu nourrir la rumeur, à défaut de la fonder.

« Je t’aime moi non plus ! » : les relations entre les dynasties Vergès et Payet-Lagourgue.

Les racines des relations entre ces familles plongent peut-être dans la franc-maçonnerie, ce que donnent à penser divers indices, dont les liens entre R. Vergès et R. Payet dans les années 30. En tout cas, ces relations amicales entre Raymond Vergès et Roger Payet sont un peu inattendues sur le plan social et idéologique. Elles le sont d’autant plus qu’au moment où le premier rejoint le second dans le CARDS, puis le PRADS (que préside Jean Chatel), R. Vergès est peut-être déjà, en secret, membre du Parti Communiste Français (s’il a adhéré en 1931-32) où se prépare à le devenir s’il adhère, comme c’est plus probable, en 1937-38.

Certes, les deux hommes ne manqueront pas d’occasions de s’opposer publiquement, d’abord en 1946 quand R. Vergès se déclare soudain communiste et, dans la suite, au Conseil général, que R. Payet préside à partir de 1949. Le redécoupage électoral des cantons, en 1949, était, selon R. Vergès, « une sale combine qui volait dix sièges » au Parti communiste » (Lauvernier, 1994 : 382). Selon le ministre Jules Moch qui l’avait opéré, ce changement résultait, logiquement, de la simple application de la loi française de 1871, rendue inévitable par la départementalisation. Toujours est-il que, si le nombre des conseillers généraux communistes passe alors de 23 à 12, R. Vergès, en tant que doyen d’âge, a l’occasion de dénoncer comme une « manœuvre » l’élection de cette assemblée, qui se donne aussitôt comme président son « ami » Roger Payet.

Si j’en crois le récit d’un témoin oculaire digne de foi (lui-même franc-maçon), lors de l’enterrement de R. Vergès, qui mêlait un peu les rituels maçonnique et républicain, Roger Payet était l’un de ceux qui portèrent en terre le cercueil du défunt. Les familles Lagourgue et Vergès sont présentes, au complet, lors des obsèques de Laurent Vergès comme de celles de Pierre Lagourgue. Tout cela va largement au-delà de la simple politesse politique, naturelle en pareils cas.

Un fait curieux est constitué par la réaction de Roger Payet à l’ordonnance qui est prise par M. Debré en octobre 1960 et qui conduira, l’année suivante, à la mutation autoritaire de plusieurs fonctionnaires réunionnais. J’ai déjà évoqué, à propos de cette « ordonnance scélérate » les propos de P. Vergès et du PCR; ils sont tout à fait logiques et prévisibles, puisque le but du texte était précisément d’éloigner plusieurs des dirigeants les plus actifs du PCR. En revanche, il est pour le moins étonnant de voir Roger Payet, l’un des leaders de la droite réunionnaise, alors président d’un Conseil Général de droite, déclarer, en avril 1961, ce texte « arbitraire et contraire au droit des gens » (cité in Y. Combeau, 2003 : 19). On peut s’interroger sur une telle prise de position, antérieure à l’arrivée proprement dite de M. Debré dans le paysage politique réunionnais qui ne s’opère qu’en 1963.

Les  « liaisons dangereuses » de Jacques Vergès

Elles mériteraient, à elles seules, tout un chapitre, voire tout un livre. Cet homme semble s’être toujours attaché et plu à se lier avec tout et son contraire. Référence obligée de l’anticolonialisme, il a pour amis les plus chers Omar Bongo et surtout N. Eyadéma. Antiraciste déclaré, il en vient à soutenir, volens nolens, les théories hitlériennes dans son acharnement à renvoyer dos à dos le nazisme et la démocratie française. Il milite pour Patrice Lumumba et se fait complaisamment photographier avec son fils en 1961, mais trempe, aussitôt, dans les projets d’évasion ou de défense de Moïse Tschombé, son probable assassin, etc.

Le piège que nous tend J. Vergès est celui de la déontologie humaniste. On lui a posé cent ou mille fois la question de savoir s’il défendrait X ou Y (ceux-ci étant toujours des personnages qu’on juge des plus indéfendables, de Maurice Papon à Hitler en passant par Bush ou Sharon). De telles questions sont évidemment pain bénit pour lui qui peut se revêtir alors de deux tuniques doublement immaculées.

Celle de l’humanisme, comme en témoigne le titre de son livre de 2005, emprunté à Térence et à feues les pages roses du Petit Larousse (J. Vergès n’aime rien tant que se piquer de culture classique), Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ; il a sans doute reculé devant la citation latine originale « Nihil humanum mihi alienum puto ».

Celle de la déontologie professionnelle, qui le conduit à affirmer « Un avocat est là pour défendre, comme un médecin pour soigner » (le serment d’Hippocrite!).

En fait, pour lui couper cette retraite, un peu trop facile, je ne traiterai pas ici des causes qu’on lui reproche toujours, qu’il les ait ou non réellement plaidées, de Barbie à Sadam Hussein en passant par Milosevic ou Kieu Samphan. Mieux vaut s’en tenir à ses relations voulues et donc à ses amitiés choisies.


Cette exclusion raciale pèsera sans doute lourd dans l’histoire personnelle des deux frères et le silence même qu’ils observent, l’un et l’autre, sur ce point semble le manifester. En revanche, le clivage idéologico-politique que mentionne T. Jean-Pierre paraît largement imaginaire dans la mesure où, avant la guerre, R. Vergès ne manifeste nullement quelque sympathie que ce soit pour les idées communistes, comme on a pu le voir plus haut.

Je me sépare également de Bernard Violet qui, dans l’interprétation de la personnalité de Jacques Vergès, sans exclure le rôle du métissage, privilégie largement le traumatisme lié à la naissance de Paul :

« A des interlocuteurs privilégiés de la presse écrite et audiovisuelle, il arrive parfois à Jacques Vergès de confier un signe. Toujours le même : une vieille photo jaunie de sa mère annamite, arrachée à la vie à l’âge de vingt-trois ans. A ses côtés, un seul garçon, Jacques, alors âgé d’un ou deux ans. Paul est absent. Et pour cause, il est son cadet de onze mois. Le grand secret de Me Vergès est tout entier dans cette photographie. Il ne dit pas davantage lorsqu’il répète : « Je veux qu’on me trouve cohérent. » Son exigence est de se faire accepter en tant qu’être unique et légitime. Et ceci même au prix de toutes les provocations et de toutes les impostures. » (2000 : 254).

Je comprends bien l’hypothèse, mais je n’en saisis pas les fondements; j’ai déjà évoqué la photo en cause et je la crois antérieure à la naissance de Paul. Ce point est dans la logique de la théorie de B. Violet puisque si, sur cette photo, Jacques, comme le dit cet auteur, est « âgé d’un ou deux ans », Paul, plus jeune de onze mois, est déjà né ! Dans ce cas, une telle image serait plutôt propre à conforter Jacques qu’à le traumatiser, puisque sa mère aurait écarté le nouveau-né au profit exclusif de son fils aîné.




 

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